EN SOUVENIR D'UN GUIDE
Par Roger Girel
(Printemps 1982 : Les amis du Parc de la Vanoise)

Pierre Blanc, dit " Le Pape ", l'homme le plus célèbre de la Haute-Maurienne (1881-1966)

        Si l'on me demandait quel est le montagnard le plus extraordinaire que j'aie rencontré, je répondrais sans hésiter : Pierre Blanc, dit " Le Pape ", le célèbre guide de Bonneval.
        Il reste pour moi l'homme qui est entré vivant dans la légende.
        C'est en 1962, lors d'un stage de découverte de la montagne que je dirigeais en haute Maurienne, que je l'ai rencontré pour la première fois. Il faisait des foins à son alpage de la Duisse, sur le sentier du Carro, en compagnie de son inséparable mulet. En présence d'un groupe de jeunes venus de toutes les régions de France et de l'étranger, je l'avais interviewé, et sans qu'il s'en aperçoive, nous avions enregistré sur bande magnétique les anecdotes savoureuses qu'il racontait à propos de ses randonnées dans les Alpes françaises, les Dolomites, et l'Himalaya. Car cet homme gai, plein d'humour, était un conteur intarissable.
        Quand, pour la première fois, il entendit le magnétophone lui renvoyer le son de sa voix, il partit d'un grand éclat de rire et me lança : "Avec vos mécaniques, vous n'en ferez pas d'autre ! "
        Pierre Blanc était né en 1881 dans son bon village de Bonneval-sur-Arc qui est devenu sous l'impulsion de son maire actuel, M. Gilbert André, le modèle du village alpin qui a conservé intacts son cachet et ses traditions. II était le troisième fils de Blanc, dit " Le Greffier " en raison de sa belle écriture, célèbre guide de l'époque, et maire de Bonneval. Celui-ci donna à ses fils une éducation des plus rudes afin de les armer contre les pires difficultés de la vie. II les emmenait dans toutes ses ascensions, et comme il vieillissait, il leur faisait prendre la tête de la cordée lorsque l'escalade exigeait un effort surhumain. L'un d'eux, Auguste, trouva plus tard la mord au mont Dolent.
        Très tôt, " Le Greffier " engagea Pierre comme porteur. C'est à l'âge de 18 ans que ce dernier fit la connaissance de l'Anglais Meade, client de son père. Alpiniste chevronné, Meade allait devenir par la suite le client privilégié de Pierre qui fut nommé guide à l'âge de 22 ans.
        L'amitié de Meade fut à l'origine de sa fidèle clientèle anglaise qui l'entraîna à la conquête de nombreux sommets hors des Alpes françaises. Il s'attaqua aux Dolomites, ces falaises vertigineuses qui sont vraiment u les cathédrales de la terre ". II participa à trois expéditions dans le massif de l'Himalaya. Là, il découvrit les Bothias, porteurs de l'expédition et noua avec eux des liens d'étroite amitié. I1 était aussi à l'aise sur les sommets de l'Himalaya que sur les glaciers de l'Albaron et de la Levanna, ou sur les arêtes du Mulinet.

        Pierre Blanc fut aussi l'ami des plus grands alpinistes de l'époque : Franz Lochmatter, Joseph Knubel, Antonio Dimai, qui le considéraient comme un de leurs égaux.
        Remarquable professeur d'alpinisme, c'était avant tout un homme de décision, réfléchi, soucie soucieux à l'extrême de la sécurité de ses clients Meade a fait l'éloge de ses qualités dans son ouvrage : ,, Approche des montagnes ".
Pierre Blanc a grandement contribué à une meilleure connaissance de tous les sommets de la haute vallée de l'Arc. Tous ceux qui l'ont accompagné à l'époque, l'ont découvert comme un homme fier, juste, et prodigieusement indépendant. Sa résistance physique était exceptionnelle. A 70 ans, il fauchait encore des pentes à 30° d'inclinaison. Grâce à une force et une volonté presque surhumaines, il sera guide jusqu'à l'âge de 73 ans.
        Ce fut également un skieur de grand talent. Je voudrais, à ce sujet, rappeler une anecdote significative. Le 4 janvier 1934, John Hunt et Edmund Hillary, les vainqueurs de l'Everest, avaient rencontré " Le Pape " au col de l'Iseran. Il y avait là la grande foule des journalistes. Devant eux, il tint le pari suivant : avec les vieux skis qu'il avait lui-même confectionnés, il mit au défi les grands skieurs du moment d'arriver avant lui à l'hôtel de Val d'Isère où avait lieu le banquet. Chose promise, chose faite. A l'heure de l'apéritif, Pierre Blanc attendait ses concurrents à val devant la terrasse du restaurant. Et ce diable j'homme fit du ski jusqu'à l'âge de 80 ans.
Mais ce montagnard aux qualités exceptionnelles maniait aussi bien la carabine que le piolet. On pense que durant sa vie, il a abattu 400 chamois, et près d'une quarantaine de bouquetins. Il allait volontiers braconner cet animal qui se trouvait en abondance dans la chasse privée du roi d'Italie, VictorEmmanuel. Il lui suffisait de franchir un col à 2 700 ou 3 000 m d'altitude pour se trouver au coeur du domaine de la chasse royale. Et, comme il avait des ruses de renard, c'est sans aucune peine qu'il trompait la vigilance des gardes. 
        Chasseur passionné, Pierre Blanc était également un ardent patriote, aimant profondément la Savoie et la France. I1 avait fait la guerre de 14-18 dans les Diables Bleus. Aussi, on 1e retrouva au premier rang des volontaires lorsque, pendant la Résistance, Bonneval dut se défendre contre les Allemands. Son gendre fut fusillé par eux en 1944.
        Chasseur, braconnier, contrebandier, il l'était dans l'âme. II lui arrivait de faire la contrebande des moutons transalpins. II ramenait d'Italie des centaines de ces animaux qu'il allait acheter jusque dans le sud du pays. Pour éviter des contrôles trop rigoureux, il leur faisait franchir la frontière par un col de haute Maurienne considéré comme infranchissable. Certains moutons étaient censés appartenir à la papauté. C'est pourquoi celui qui les convoyait vers ta Savoie se vit octroyer le surnom de " Pape " qui lui resta durant toute sa vie.
        Pierre Blanc est mort chez lui à l'âge de 85 ans, le dimanche 30 janvier 1966. Mais il avait commandé son cercueil à l'un de ses amis, menuisier à Bessans, vingt ans avant sa mort. Pendant la guerre, ce cercueil, pendu au grenier, servait à dissimuler les provisions aux Allemands.
        Sa sépulture posa des problèmes en raison de l'épaisseur de la couche de neige qui ensevelissait le cimetière de Bonneval. Le creusement de sa tombe se fit dans les pires difficultés. Et ses funérailles furent malheureusement célébrées dans la quasi intimité de la famille et des habitants du village. En effet, une avalanche avait coupé la route du col de la Madeleine, entre Bessans et Lanslevillard, et aucune distribution de courrier n'avait pu être effectuée.
        Le 26 juin 1977, onze ans après sa mort, une cérémonie d'inauguration du médaillon de Pierre Blanc, oeuvre du sculpteur lyonnais Penin, eut lteu devant sa maison natale de Bonneval. Cérémonie simple, mais émouvante, ayant pour décor les hautes sommités que l'illustre guide avait tant de fois par
courues.
        J'étais là, aux côtés des siens, heureux de rendre hommage à cet homme exceptionnel que j'avais eu le privilège de connaître, dirigeant en cette mémorable journée le Rallye-Cor de Montmélian venu lui sonner " les honneurs ".
Mme Raymond Jacquet, de la section lyonnaise du Club Alpin Français, fit, sous l'averse, l'éloge du " Pape " dans une poignante allocution.
        Soudain les nuages se déchirèrent, et les neiges des sommets se mirent à étinceler sous le soleil. L'écho des trompes fut longuement renvoyé par les montagnes, dernier et suprême hommage rendu au " Pape ", l'enfant célèbre de Bonneval.



A "La Duisse", le "Pape", au milieu d'un groupe de jeune stagiaires.