Le Journal de la jeunesse 1902


CHEZ NOS ALPINS


        Je présente à nos lecteurs M. le maire de Bonneval en Savoie, de son nom Blanc, dit le Greffier, et guide de son état, mais surtout, parce que la montagne est son élément; dit le Greffier parce qu'il pourrait être son propre secrétaire de mairie sans avoir jamais passé par l'école. Le brave homme, si vous saviez, et combien, populaire ! Il n'est personne, je crois, des sources de l'Arc jusqu'à Saint-Jean-de-Maurienne, qui ne le salue d'un : " Bonjour, monsieur le maire de Bonneval ! "
        Son âge ? La soixantaine environ. Mais les années, qui font à peine grisonner sa barbe clairsemée, n'ont n'ont pu lasser son corps. Ni grand ni gros, avec, sous sa veste en drap de Tarentaise, le dos un peu arrondi, c'est encore un rude Savoyard. Et il va !... Toutefois, sur une route, il n'a point précisément la démarche leste; et regimbe si on l'oblige à marcher trop vite. En revanche, dès qu'il s'agit d'attaquer la montagne, ses jambes d'acier font merveille sur les rochers, les glaciers, et cela sans effort.
Et il n'est pas le seul de sa race, Comme on dit là bas; témoin le père Gaspard, qui, à soixante ans passés, escalade toujours sa Meije; témoin aussi Christian Almer, qui après ses noces d'or, a recommencé une nouvelle série d'ascensions, craignant la rouille des jambes. Saluons ces vieux grimpeurs.
        Le théâtre des exploits du cadet n'est pas restreint non plus à la Haute-Maurienne; la Tarentaise et les Alpes du Piémont lui sont également familières. Tout jeune, à une époque où nul touriste n'avait encore pénétré dans ces solitudes, Blanc partait, un pain noir sur le dos, son fusil sous le bras et il passait des semaines sur les cimes à la poursuite des chamois. Quand sont venus les premiers explorateurs de la Maurienne, ils ont rencontré en lui un guide sûr et dévoué, apportant aux ascensions hardies l'ardeur et la joie du vrai montagnard.
        L'alpinisme militaire ayant été créé, Blanc s'est trouvé là pour indiquer les secrets passages de cette frontière compliquée, pour conduire des compagnies entières, en cordées interminables, à travers les couloirs de neige et les pentes de glace. Ce qu'a a fait, le 4 juillet 1892, lorsqu'il est allé au secours des victimes du terrible accident de la Grande-Casse, est un exemple de ce que peut une solide machine humaine, quand elle est au service d'une héroïque volonté.
        Les lieutenants Porcher et Messimy, l'adjudant Rozier et le soldat Chevillard, du 43° bataillon de chasseurs, le même qui fut, en décembre dernier, si cruellement éprouvé au col de Fréjus, étaient partis pour faire l'ascension de la Grande-Casse, sans guide: La veille, Blanc avait vu les officiers; il savait leur projet, et il l'avait blâmé; puis, ce même jour, il conduisait des touristes au dôme de Chasse-Forêt. Sa course faite, tout de suite il demande si ceux de la Grande-Casse sont de retour. Un lui répond que non, et il s'inquiète.
        Au bout de quelques instants, un berger accourt, tout effaré; il annonce qu'un malheur est arrivé, que les quatre ascensionnistes sont tombés, que l'un d'eux, le seul survivant peut-être, est descendu, blessé et à bout de forces, jusqu'aux chalets de la Glière. On monte en hâte à la Glière, où l'on trouve le lieutenant Messimy, le corps brisé, le visage tuméfié, pouvant à peine parler. Il s'efforce de donner quelques renseignements : ses camarades et lui ont perdu pied sur la glace; ils sont tombés dans la matinée, vers dix heures, du haut de la Grande-Pente, surpris par une tempête de neige; car, au départ, il faisait beau. II est resté sans connaissance; ensuite, revenu à lui, il est parvenu à se détacher; il a constaté que ses camarades respiraient encore; il s'est traîné sur 1u glacier, puis à travers les pâturages où des bergers ont pris soin de lui.
        Ce qui résulte de ce récit, c'est que les autres victimes ne sont pas mortes sur le coup. Sans doute la chance est bien faible de les retrouver vivantes depuis tant d'heures qu'elles sont étendues sur la neige. N'importe, il faut aller à leur recherche, sans tarder, si minime que soit l'espoir de les sauver. 
        Dans la vallée, il pleut, et là-haut sur la montagne; la neige redouble. Avant de quitter Pralognan, le maire de Bonneval a demandé des gens de bonne volonté pour venir avec lui. Tous lui ont répondu que monter à la Grande-Casse, à cette heure et par ce temps, temps, c'était marcher à la mort, et qu'il serait fou de risquer de nouvelles vies pour aller chercher des cadavres qu'on aurait le loisir de retrouver quand il ferait jour et beau. Blanc s'est vivement indigné; seul un brave garçon de dix-huit ans, Joseph Favre, s'est offert à le suivre.
        Tandis qu'on transporte à Pralognan le lieutenant Messimy, Blanc et son compagnon partent de la Glièvre. Il était huit heures du soir. Pas, un instant la neige ne cessa de tomber, aveuglante. Blanc, sa lanterne à la main, sondait les ponts de glace, évitait les crevasses, avançait toujours. 
        Enfin, vers minuit, ils arrivèrent au lied de la Grande-Pente (3400 mètres d'altitude). Sous l'épais linceul qui recouvrait tout, deux corps faisaient relief. Blanc se pencha sur eux, en leur adressant, comme il le dit plus tard, "quelques paroles d'amitié ". A ses pieds gisaient le lieutenant Porcher et l'adjudant Rozier. Ils étaient étendus la tête en bas, le corps le long de la pente. La neige les enveloppait entièrement; leurs visage seuls, abrités par la saillie des épaules et des havresacs, restaient encore à découvert, si défigurés, si effrayants, que le vieux montagnard, en les regardant à la lueur de sa lanterne, fut secoué d'un frisson.
Sous, les vêtements de gros drap, la poitrine de Rozier avait gardé un reste de chaleur; mais tout était bien fini pour l'un et pour l'autre. Depuis combien d'heures ?... Combien de temps avait duré leur agonie ? Avaient-ils, après l'horrible chute, repris connaissance et, sur le lit de glace où ils s'étaient brisés, perçu le sentiment de leur abandon ? Avaient-ils senti le froid les raidir et la mort arriver, hagarde ou souriante ?
        Au milieu de leurs traits gonflés, que la blancheur de la neige faisait paraître plus noirs, leurs yeux demeuraient grands ouverts, comme fixes sur un horizon inconnu. Les deux hommes de l'obscur devoir se découvrirent devant ceux que la neige se hâtait d'ensevelir, eux, dans la rafale, priant tout bas; puis ils voulurent savoir ce qu'était devenu le dernier, la quatrième victime.
D'après les indications du lieutenant Méssimy, Chevillard avait été blessé moins grièvement que les autres. Il avait du parvenir au bas du glacier, puis s'affaisser dans quelque coin, où il mourrait s'il n'était pas promptement secouru. Blanc et son camarade, après avoir échappé aux dangers de la descente, se mirent â chercher sur les moraines et à travers les prairies. Dans une cabane de berger ils trouvèrent le pauvre soldat, si tristement arrangé que le moindre mouvement lui arrachait des cris.
        A trois heures du matin, Blanc et Favre sont à Pralognan. Sans songer au repos, ils organisent une caravane pour aller chercher les morts. On parle de confier cette mission à un détachement de. soldats; Blanc s'y oppose, il ne veut pas risquer un second malheur, et il ne choisit que des montagnards éprouvés. Dès que ses hommes sont équipés, il repart à leur tête, il remonte à la Grande-Casse, et, le soir, à la nuit tombée, il revient avec tout son monde et les restes des deux officiers. Il avait fait, d'une seule traite, trois ascensions. Pendant trente heures, il avait lutté contre tous les dangers de la montagne et du mauvais temps. Cela ne l'empêche pas, ayant pris quatre heures de sommeil, de franchir le col de la Vanoise pour regagner Bonneval.
        " Ah! disait-il en décembre dernier, à Lanslebourg, au général de France, qui revenait avec lui de Modane après l'accident du col de Fréjus, ah! nos jeunes gens, s'ils voulaient écouter les anciens de la montagne, ces malheurs-là m'arriveraient pas tous les jours. Mais que voulez-vous, mon général, l'Alpe, c'est une ensorceleuse! "

Emile Maison